Archives de Tag: Curiosité

Morceau choisi #259 Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être

Sixième partie

LE SOURIRE DE KARÉNINE

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Tout au début de la Génèse, il est écrit que Dieu a créé l’homme pour qu’il règne sur les oiseaux, les poissons et le bétail. Bien entendu, la Genèse a été composée par un homme et pas par un cheval. Il n’est pas du tout certain que Dieu ait vraiment voulu que l’homme règne sur les autres créatures. Il est plus probable que l’homme a inventé Dieu pour sanctifier le pouvoir qu’il a usurpé sur la vache et le cheval. Oui, le droit de tuer un cerf ou une vache, c’est la seule chose sur laquelle l’humanité tout entière soit unanimement d’accord, même pendant les guerres les plus sanglantes.

Ce droit nous semble aller de soi parce que c’est nous qui nous trouvons au sommet de la hiérarchie. Mais il suffirait qu’un tiers s’immisce dans le jeu, par exemple un visiteur venu d’une autre planète dont le Dieu aurait dit « Tu régneras sur les créatures de toutes les autres étoiles », et toute l’évidence de la Genèse serait aussitôt remise en question. L’homme a attelé à un charriot par un Martien, éventuellement grillé à la broche par un habitant de la Voie lactée, se rappellera peut-être alors la côtelette de veau qu’il avait coutume de découper sur son assiette et présentera (trop tard) ses excuses à la vache.

(…)

Donc, elle poursuit son chemin avec ses génisses qui se frottent les flancs l’une contre l’autre, et elle se dit que ce sont des bêtes très sympathiques. Paisibles, sans malice, parfois d’une gaieté puérile : on croirait de grosses dames dans la cinquantaine qui feraient semblant d’avoir quatorze ans. Il n’est rien de plus touchant que des vaches qui jouent.

Tereza les regarde avec tendresse et se dit (c’est une idée qui lui revient irrésistiblement depuis deux ans) que l’humanité vit en parasite de la vache comme le ténia vit en parasite de l’homme : elle s’est collée à leur pis comme une sangsue.

L’homme est un parasite de la vache, c’est sans doute la définition qu’un non-homme pourrait donner de l’homme sans sa zoologie.

(…)

La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la plus grande faillite de l’homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent.

Une génisse s’est approchée de Tereza, s’est arrêtée et l’examine longuement de ses grands yeux bruns. Tereza la connaît. Elle l’appelle Marguerite. Elle aurait aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n’a pas pu. Il y en a trop. Avant, il en était encore certainement ainsi voici une trentaine d’années, toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le signe de l’âme, je peux dire qu’elles  en avaient une, n’en déplaise à Descartes.) Mais le village est ensuite devenu une grande usine coopérative et les vaches passent toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d’étable. Elles n’ont plus de nom et ce ne sont plus que des « machinae animatae ». Le monde a donné raison à Descartes.

J’ai toujours devant les yeux Tereza assise sur une souche, elle caresse la tête de Karénine et songe à la déroute de l’humanité. En même temps, une autre image m’apparaît : Nietzsche sort d’un hôtel de Turin. Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de cravache. Nietzsche s’approche du cheval, il lui prend l’encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots.

Ça se passait en 1889 et Nietzsche s’était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. Autrement dit, c’est précisément à ce moment-là que s’est déclarée sa maladie mentale. Mais, selon moi, c’est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d’avec l’humanité) commence à l’instant où il pleure sur le cheval.

Et c’est ce Nietzsche-là que j’aime, de même que j’aime Tereza, qui caresse sur ses genoux la tête d’un chien mortellement malade. Je les vois tous deux côte à côte : ils s’écartent tous deux de la route où l’humanité, « maître et possesseur de la nature », poursuit sa marche en avant.

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Morceau choisi #256 Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être

Première partie

LA LÉGÈRETÉ ET LA PESANTEUR

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Il s’accablait de reproches, mais il finit par se dire que c’était au fond bien normal, qu’il ne sût pas ce qu’il voulait :

On ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car on n’a qu’une vie et on ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures.

Vaut-il mieux être avec Tereza ou rester seul ?

Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois sans avoir jamais été répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie n’est l’esquisse de rien, une ébauche sans tableau.

Tomas se répète le proverbe allemand : einmal ist keinmal, une fois ne compte pas, une fois c’est jamais. Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout.

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Morceau choisi #255 William Merritt Chase, Peonies, avant 1889

William Merritt Chase, Peonies, avant 1889, pastel sur papier, 48 x 48 cm, Chicago, Terra Foundation for American Art

William Merritt Chase, Peonies, avant 1889, pastel sur papier, 48 x 48 cm, Chicago, Terra Foundation for American Art

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Morceau choisi #254 John Russell, The Face of the Moon, 1793-97

John Russell, The Face of the Moon, 1793-97, pastel sur papier tendu sur châssis en bois, 60.7 x 45.4 cm, Birmingham Museums and Art Gallery

John Russell, The Face of the Moon, 1793-97, pastel sur papier tendu sur châssis en bois, 60.7 x 45.4 cm, Birmingham Museums and Art Gallery

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Morceau choisi #253 Raymond Carver, Parlez-moi d’amour

Si nous parlions d’amour?

Lequel d’entre nous connaît vraiment l’amour? reprit Mel. J’ai l’impression que nous ne sommes que des débutants dans ce domaine. Nous disons que nous nous aimons et nous sommes sincères, je n’en doute pas. J’aime Terri et Terri m’aime, et vous deux, vous vous aimez aussi. Vous savez de quelle sorte d’amour je parle, un amour physique, cet élan qui vous attire vers telle ou telle personne, ainsi que l’amour que vous éprouvez pour l’autre tout entier, pour son essence même, à lui ou à elle. Il y a donc l’amour charnel et… appelons-ça l’amour sentimental, les liens quotidiens qui vous attachent à l’autre. Mais parfois, j’ai peine à comprendre que j’ai dû aussi aimer ma première femme. Pourtant, je l’ai aimée, je le sais. Sur ce point, je crois que je suis comme Terri, dans ses rapports avec Ed. (Il réfléchit un instant et poursuivit.) A une certaine époque, j’étais convaincu d’aimer ma femme plus que la vie même. Mais à présent, je la déteste radicalement. Comment expliquez-vous cela? Qu’est devenu cet amour? Voilà ce que je voudrais savoir. Je serais heureux que quelqu’un me réponde. Et puis, il y a le cas de Ed. Oui, nous voici revenus à Ed. Il aime tant Terri qu’il essaie de la tuer et que, pour finir, il se tue lui-même. (Mel s’arrêta pour avaler une gorgée.) Et puis il y a vous deux qui êtes ensemble depuis dix-huit mois, toujours amoureux, cela se lit sur vos visages, vous en êtes illuminés. Mais avant de vous rencontrer, vous avez, chacun, aimé d’autres personnes. Vous avez été mariés, chacun de votre côté, tout comme nous. Et si l’on remonte plus loin, vous avez sans doute été amoureux avant de vous marier. Terri et moi vivons ensemble depuis cinq ans, sommes mariés depuis quatre, et ce qu’il y a de terrible, oui de terrible, mais aussi de bénéfique, comme une promesse de salut pourrait-on dire, c’est que si quelque chose arrivait à l’un de nous, pardonnez-moi de parler de ça, mais si quelque chose frappait demain l’un d’entre nous, je pense que l’autre souffrirait un certain temps, n’est-ce pas? mais que le survivant ou la survivante recommencerait ensuite à sortir, retomberait amoureux ou amoureuse et ne tarderait pas à se remettre en ménage. Alors, tout ça, tout cet amour dont nous parlons ne serait plus qu’un souvenir. Peut-être pas même un souvenir. Est-ce que je me trompe? Est-ce que je divague? Corrigez-moi si vous jugez que j’ai tort. Je voudrais être fixé. Au fond, je ne sais rien du tout et je suis le premier à l’admettre.

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Morceau choisi #250 José González, Teardrop (reprise Massive Attack)

Love, love is a verb
Love is a doing word
Fearless on my breath
Gentle impulsions
Shakes me makes me lighter
Fearless on my breath

Teardrop on the fire
Fearless on my breath

Nine, night of matter
Black flowers blossom
Fearless on my breath
Black flowers blossom
Fearless on my breath

Teardrop on the fire
Fearless on my breath

Water is my eye
Most faithful mirror
Fearless on my breath
Teardrop on the fire of a confession
Fearless on my breath
Most faithful mirror
Fearless on my breath

Teardrop on the fire
Fearless on my breath

You’re stumbling in the dark
You’re stumbling in the dark

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Classé dans Musique

Morceau choisi #248 Marguerite Duras, Écrire, 1993, Parc de la Villette (photographie).

Marguerite Duras, 1993

Marguerite Duras, 1993

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Classé dans Pensées vagabondes

Morceau choisi #245 François Kollar, Tour Eiffel, 1930

François Kollar, Tour Eiffel, 1930, tirage off-set, 22,5×14,4 cm.

François Kollar, Tour Eiffel, 1930, tirage off-set, 22,5×14,4 cm.

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Classé dans Photographie

Morceau choisi #244 Eloi Fouche, Misère, chat dévorant les détritus, 1900

Eloi Fouche, Chat se nourrissant dans les détritus, 1900, pastel sur papier, dimensions inconnues.

Eloi Fouche, Misère, chat dévorant les détritus, 1900, pastel sur papier, dimensions et localisation inconnues.

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Classé dans Art

Morceau choisi #243 Edmund Tarbell, The Blue Veil, 1899

Edmund Tarbell,The Blue Veil, 1899, huile sur toile, 73.7 x 61 cm, USA, Fine Arts Museums of San Francisco

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