Archives de Tag: pensée

Morceau choisi #243 Edmund Tarbell, The Blue Veil, 1899

Edmund Tarbell,The Blue Veil, 1899, huile sur toile, 73.7 x 61 cm, USA, Fine Arts Museums of San Francisco

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Morceau choisi #242 Fan Ho, A Hong Kong Memoir, années 1950-60

Fan Ho, A Hong Kong Memoir, années 1950-60

Fan Ho, A Hong Kong Memoir, années 1950-60

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Morceau choisi #120 André Malraux, Le musée imaginaire

Introduction

Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture,  la Madone de Cimabué n’était pas d’abord un tableau, même l’Athéna de Phidias n’était pas d’abord une statue.
Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d’art est si grand que nous avons peine à penser qu’il n’en existe pas, qu’il n’en exista jamais, là où la civilisation de l’Europe moderne est ou fut inconnue; et qu’il en existe chez nous depuis moins de deux siècles. Le XIXe siècle a vécu d’eux; nous en vivons encore, et oublions qu’ils ont imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec l’œuvre d’art. Ils ont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d’art qu’ils réunissaient; à métamorphoser en tableaux, jusqu’aux portraits. Si le buste de César, le Charles Quint équestre, sont encore César et Charles Quint, le duc d’Olivarès n’est plus que Velazquez. Que nous importe l’identité de l’Homme au Casque, de l’Homme au Gant? Ils s’appellent Rembrandt et Titien. Le portrait cesse d’être d’abord le portrait de quelqu’un. Jusqu’au XIXe siècle, toutes les œuvres d’art ont été l’image de quelque chose qui existait ou qui n’existait pas, avant d’être des œuvres d’art. Aux yeux du peintre seul, la peinture était peinture; encore était-elle souvent aussi poésie. Et le musée supprime de presque tous les portraits (le fussent-ils d’un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu’il arrache leur fonction aux œuvres d’art : il ne connaît plus ni palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d’imagination, de décor, de possession; mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d’être. Il est une confrontation de métamorphose.
Si l’Asie ne l’a connu que récemment, sous l’influence et la direction des Européens, c’est que pour l’Asiatique, pour l’Extrême-Oriental surtout, contemplation artistique et musée étaient inconciliables. La jouissance des oeuvres d’art était d’abord liée en Chine à leur possession, sauf lorsqu’il s’agissait d’art religieux; elle l’était surtout à leur isolement. Les peintures n’étaient pas exposées, mais déroulées tour à tour devant un amateur en état de grâce, dont chacune contribuait à parer ou approfondir la communion avec le monde. Confronter des peintures, opération intellectuelle, s’oppose foncièrement à l’abandon qui permet seul la contemplation asiatique; aux yeux de l’Asie, le musée, s’il n’est un lieu d’enseignement, ne peut être qu’un concert absurde où se succèdent et se mêlent, sans entracte et sans fin, des mélodies contradictoires.
Notre relation avec l’art, depuis plus d’un siècle, n’a cessé de s’intellectualiser. Le musée impose une mise en question de chacune des expressions du monde qu’il rassemble, une interrogation sur ce qui les rassemble. Au « plaisir de l’œil » la succession, l’apparente contradiction des écoles ont ajouté la conscience d’une quête passionnée, d’une recréation de l’univers en face de la Création. Après tout, le musée est un des lieux qui donnent la plus haute idée de l’homme. Mais nos connaissances sont plus étendues que nos musées; le visiteur du Louvre sait qu’il n’y trouve significativement ni Goya, ni les Grands Anglais, ni la peinture de Michel-Age, ni Piero della Francesca, ni Grünewald; à peine Vermeer. Là où l’œuvre d’art n’a plus d’autre fonction que d’être oeuvre d’art, à une époque où l’exploration artistique du monde se poursuit, la réunion de tant de chefs-d’œuvre, d’où tant de chefs-d’œuvre sont absents, convoque dans l’esprit tous les chefs-d’œuvre. Comment ce possible mutilé n’appellerait-il pas tout le possible?
De quoi est-il inévitablement privé? Jusqu’ici, des ensembles de vitraux et de fresques; de ce qui est intransportable; de ce qui ne peut être aisément déployé, les ensembles de tapisseries, par exemple, de ce qu’il ne peut acquérir. Même dû à l’emploi persévérant de moyens immenses, un musée vient d’une succession de hasards heureux.[…] Ainsi le musée, né lorsque le tableau de chevalet représentait seul la peinture vivante, se trouve-t-il au musée, non de la couleur, mais des tableaux; non de la sculpture, mais des statues. Le voyage le complète au XIXe siècle. Mais combien d’artistes connaissent alors l’ensemble des grandes œuvres de l’Europe?
[…] Qu’avait-il vu? Qu’avaient vu, jusqu’en 1900, ceux dont les réflexions sur l’art demeurent pour nous révélatrices ou significatives, et dont nous supposons qu’ils parlent des mêmes œuvres que nous; que leurs références sont les nôtres? Deux ou trois grands musées, et les photos, gravures ou copies d’une faible partie des chefs-d’œuvre de l’Europe. La plupart de leurs lecteurs, encore moins. Il y avait alors, dans les connaissances artistiques, une zone floue, qui tenait à ce que la confrontation d’un tableau du Louvre et d’un tableau de Florence, de Rome, de Madrid, était celle d’un tableau et d’un souvenir.
[…] Aujourd’hui, un étudiant dispose de la reproduction en couleurs de la plupart des œuvres magistrales, découvre nombre de peintures secondaires, les arts archaïques, les sculptures indienne, chinoise, japonaise et précolombienne des hautes époques, une partie de l’art byzantin, les fresques romanes, les arts sauvages et populaires. […] Car un musée imaginaire s’est ouvert, qui va pousser à l’extrême l’incomplète confrontation imposée par les vrais musées: répondant à l’appel de ceux-ci, les arts plastiques ont inventé leur imprimerie. 

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