Archives de Tag: Mort
Morceau choisi #196 Alfons Mucha, Le gouffre, Dans les profondeurs, un cadavre, 1898-99
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Morceau choisi #190 Albertine Sarrazin, L’astragale
Nini rentra, seule. L’air sévère avait fait place à l’air grave:
« Vous savez, vous allez peut-être la perdre… »
Je ne demandai pas quoi. Le silence se mit hurler, une épaisseur de cris me boucha la gorge; je regardai mon pied, noir et blême, mon pied qu’on allait jeter la poubelle. Et soudain, je réalisai combien je tenais à chaque cellule, à chaque goutte de mon sang, combien j’étais cellule et sang, multipliés et divisés à l’infini dans le tout de mon corps: je mourrais s’il le fallait, mais tout entière.
D’autre part, ces idées de mort, d’amputation, restaient lointaines, extérieures, un peu burlesques même: en haut du mur aussi, avant d’ouvrir les mains, j’avais pensé « tu vas crever », mais sans vraiment y croire. Ici encore, la menace me parvenait en différé, à travers des récits et des images vécus par d’autres; la vie qui pulsait en moi, le souvenir tout proche des acrobaties et des gambades, l’amour du matin, me retenaient au bord de la réalité.
La réalité, cette pourriture?… Elle n’appartenait qu’à moi, en tout cas. Je l’avais rejetée, bien avant les toubibs, mais je leur refusais le droit d’en faire autant: je reprenais ma pourriture et de deux choses l’une, je la sauvais ou je pourrissais avec elle.
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Morceau choisi #185 Albert Cohen, Le livre de ma mère
Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l’agréable cercueil. Comme j’aimerais pouvoir ôter, tel l’édenté son dentier qu’il met dans un verre d’eau près de son lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon cœur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon cerveau et mon cœur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions rafraîchissantes tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai jamais plus. Qu’il y a peu d’humains et que soudain le monde est désert.
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Morceau choisi #160 Victor Hugo, Les Feuilles d’Automne, XVIII
Où est donc le bonheur? disais-je. – Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l’avez donné.
Naître, et ne pas savoir que l’enfance éphémère,
Ruisseau de lait qui fuit sans une goutte amère,
Est l’âge du bonheur, et le plus beau moment
Que l’homme, ombre qui passe, ait sous le firmament !
Plus tard, aimer, – garder dans son cœur de jeune homme
Un nom mystérieux que jamais on ne nomme
Glisser un mot furtif dans une tendre main,
Aspirer aux douceurs d’un ineffable hymen,
Envier l’eau qui fuit, le nuage qui vole,
Sentir son cœur se fondre au son d’une parole,
Connaître un pas qu’on aime et que jaloux on suit,
Rêver le jour, brûler et se tordre la nuit,
Pleurer surtout cet âge où sommeillent les âmes,
Toujours souffrir; parmi tous les regards de femmes,
Tous les buissons d’avril, les feux du ciel vermeil,
Ne chercher qu’un regard, qu’une fleur, qu’un soleil !
Puis effleurer en hâte et d’une main jaloux
Les boutons d’orangers sur le front de l’épouse;
Tout sentir, être heureux, et pourtant, insensé !
Se tourner presque en pleurs vers le malheur passé;
Voir aux feux de midi, sans espoir qu’il renaisse,
Se faner son printemps, son matin, sa jeunesse,
Perdre l’illusion, l’espérance, et sentir
Qu’on vieillit au fardeau croissant du repentir,
Effacer de son front des taches et des rides;
S’éprendre de son art, de vers, de voyages arides,
De cieux lointains, de mers où s’égarent nos pas;
Redemander cet âge où l’on ne dormait pas;
Se dire qu’on était bien malheureux, bien triste,
Bien fou, que maintenant on respire, on existe,
Et, plus vieux de dix ans, s’enfermer tout un jour
Pour relire avec pleures quelques lettres d’amour !
Vieillir enfin, vieillir ! comme des fleurs fanées
Voir blanchir nos cheveux et tomber nos années,
Rappeler notre enfance et nos beaux jours flétris,
Boire le reste amer de ces parfums aigris,
Être sage, et railler l’amant et le poète,
Et, lorsque nous touchons à la tombe muette,
Suivre en les rappelant d’un œil mouillé de pleurs
Nos enfants qui déjà sont tournés vers les leurs !
Ainsi l’homme, ô mon Dieu ! marche toujours plus sombre
Du berceau qui rayonne au sépulcre plein d’ombre.
C’est donc avoir vécu ! c’est donc avoir été !
Dans la joie et l’amour et la félicité
C’est avoir eu sa part ! et se plaindre est folie.
Voilà de quel nectar la coupe est remplie !
Hélas ! naître pour vivre en désirant la mort !
Grandir en regrettant l’enfance où le corps dort,
Vieillir en regrettant la jeunesse ravie,
Mourir en regrettant la vieillesse et la vie !
Où donc est le bonheur, disais-je? – Infortuné !
Le bonheur, ô mon Dieu, vous me l’avez donné !
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